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Après l’échec du dégroupage, il ne faut pas refaire les mêmes erreurs avec la fibre. Entretien avec le pionnier Emmanuel Dardaine

Emmanuel Dardaine, fondateur de Steel Blue et pionnier du dégroupage chez VTX.
Emmanuel Dardaine, fondateur de Steel Blue et pionnier du dégroupage chez VTX.

Le dégroupage du dernier kilomètre du fil de cuivre, c’est-à-dire la dernière étape d’envergure de la libéralisation du marché des télécoms, fête cette année ses dix ans. Triste anniversaire puisque le nombre de lignes dégroupées ne cesse de fondre depuis plusieurs années. Un réel échec à la sauce helvétique. Le point avec Emmanuel Dardenne, ancien directeur technique de VTX, jadis champion et pionnier du dégroupage. Entretien.

– Quelle est votre activité aujourd’hui?

J’ai fondé en 2015 Steel Blue, une société de services informatiques pour PME. Nous hébergeons et exploitons pour nos clients leur informatique dans le Cloud. Toutes les facettes informatiques des PME sont concernées: données, sauvegardes, serveurs, applications, réseau, téléphonie, postes de travail. Nos clients bénéficient de forfaits mensuels fixes tout compris, incluant hébergement et services associés. Ils profitent de la sécurité et de la fiabilité du Cloud pour leur informatique, tout en maîtrisant leurs dépenses et en faisant des économies substantielles. Cerise sur le gâteau: nous les conseillons comme le ferait leur propre directeur informatique. En bref, ils bénéficient avec Steel Blue d’un vrai département IT as a service.

 – Dans quelle mesure avez-vous participé à la libéralisation du dernier kilomètre?

VTX a tout simplement été le premier opérateur dégroupé de Suisse, avec la mise en service de la première ligne ULL avant l’été 2007, dans le Valais. Grâce à l’agilité rendue possible par la taille d’une PME, nous avons réussi à avoir une année d’avance sur la concurrence (Sunrise était le deuxième opérateur sur le dégroupage).

– Libéraliser en 2007, c’était perdu d’avance? Selon vous, pourquoi la Suisse a eu autant de retard par rapport à la France, par exemple?

Difficile de le dire à l’avance. Cette libéralisation était très attendue par les opérateurs suisses, motivés par les exemples des pays limitrophes. En Suisse romande, cette impatience, combinée à l’exemple frappant de Free en France, nous a peut-être aveuglés. L’impatience est née principalement de la lenteur de mise en place d’environnement favorable, sous la forme d’une régulation plutôt molle et d’une concurrence assez faible. L’avantage d’être en retard par rapport au reste de l’Europe, c’était de pouvoir bénéficier de technologies matures (ADSL2+), et de profiter d’une concurrence forte chez les constructeurs. Mais cet avantage s’est retourné rapidement, puisque les technologies suivantes arrivaient (VDSL notamment).

– Quelle a été l’influence de Swisscom sur ce marché?

On connaît la position ambiguë de l’opérateur Swisscom sur ce marché: contraint par le régulateur dans sa position d’opérateur historique, mais majoritairement en mains d’une Confédération qui «drive» le régulateur, Confédération qui apprécie la manne financière que représente Swisscom. Swisscom a donc joué le jeu de ses obligations, tout en gardant le contrôle sur le niveau de concurrence grâce à une régulation assez faiblarde.

– Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confronté concrètement en tant que responsable technique de VTX?

Elles ont été de deux ordres. Techniques d’une part: malgré la maturité des technologies et l’expertise de VTX pour déployer un tel réseau, exploiter sur le terrain amène toujours son lot de surprises et de découvertes. Notamment en ce qui concerne la tenue des débits. Nous sommes passés d’offres à débits garantis à des offres «max». Par ailleurs, l’avènement du triple-play a augmenté cette problématique, car faire passer TV, voix et Internet sur de l’ADSL2+ relevait du challenge. Seconde difficulté: la maîtrise des processus. Cela a imposé un travail important en interne, pour assurer la mise en service de produits de bout en bout. Challenge d’autant plus complexe dans le cadre d’un déploiement à l’échelle du territoire sur plus de 100 points de présence. Nous y avons répondu en automatisant le plus possible la mise en service de nos produits.

– Lorsqu’on regarde les chiffres de Swisscom, on constate que désormais le nombre de raccordements «wholesale» est en hausse depuis des années au détriment de celui des lignes dégroupées. Quelle est votre analyse?

Swisscom a joué le rôle que lui a imposé le régulateur en mettant sur le marché des offres dégroupées. Mais Swisscom a aussi fait en sorte de contrôler la concurrence, en prenant soin de maintenir une pression énorme sur les tarifs de gros. Ce qui a amené les opérateurs à se détourner du dégroupage. Impossible de lutter alors que les offres wholesale donnent quasiment autant de marge… sans investir! L’augmentation des débits a terminé le travail si on peut dire, puisque l’ADSL2+ est rapidement devenu obsolète par rapport au VDSL et ses technologies dérivées, et à la fibre. Avec une fenêtre de tir limitée (due au retard initial), et une forte pression des prix dans un marché saturé et dans une logique de baisse des tarifs, il était difficile de bien s’en sortir.

– A l’heure d’évolutions aussi rapide que le vectoring, le g.fast et le xg.fast, le dégroupage fait-il encore sens techniquement et économiquement?

Non, la fenêtre de tir s’est refermée, en tout cas sur les technologies cuivre. L’augmentation des débits a imposé de se rapprocher des utilisateurs. Ce qui implique une granularité très fine d’une part, avec des points de raccordements de plus en plus nombreux, et la nécessité d’alimenter ces points de raccordements d’autre part, avec un réseau fibre dense et omniprésent. Le seuil à l’entrée sur ce marché devient inaccessible, sauf pour ceux qui disposent du réseau fibre et des moyens d’assurer la granularité. Il n’y a plus beaucoup de candidats à ce jeu. Par ailleurs, les technologies telles que g.fast sont excluantes, et un seul opérateur doit maîtriser l’ensemble des lignes pour les faire fonctionner. Une barrière de plus.

– Est-il d’ailleurs toujours nécessaire de déployer de la fibre optique? A quelles conditions?

On peut se poser la question, puisqu’on nous annonce la mort du cuivre depuis des années, mais qu’il perdure tout de même. Les constructeurs continuent d’investir sur ce marché, bien aidé par des coûts de déploiement de la fibre qui font réfléchir les opérateurs. On peut imaginer qu’à terme, la fibre prendra tout de même le pas sur le cuivre, et qu’il se passera la même chose qu’avec le réseau téléphonique: entretenir deux réseaux est complexe et coûteux. L’abaissement à venir des coûts de déploiement de la fibre permettra de basculer en ce sens. Avec le déploiement de g.fast, la capillarité de la fibre est déjà élevée, et il ne manque finalement plus que le dernier quart de kilomètre à couvrir. Swisscom prend déjà à sa charge le câblage vertical dans les immeubles, il ne manque donc pas grand-chose pour boucler la boucle. La situation est toutefois différente en campagne, où le tirage est plus coûteux et où la densité est fatalement moins bonne.

– Par rapport à la France, selon vous l’OFCOM dispose-t-il des outils nécessaires pour réguler le marché? Dans quelle mesure faut-il augmenter la régulation? Et sur la fibre?

Il est avéré que l’ARCEP est bien plus actif et puissant que l’OFCOM sur son marché. L’échec du dégroupage du cuivre l’a montré. Il ne faudrait pas refaire la même erreur avec la fibre. Celle-ci devrait être régulée pour laisser de la place aux opérateurs alternatifs. D’autant plus que la fibre lève la contrainte de la proximité et de la granularité: vous pouvez connecter beaucoup plus de clients depuis un nombre plus limité de points de présence. Il y a une vraie opportunité de concurrencer Swisscom en limitant les investissements. Regardez ce qui s’est passé à Sierre (aujourd’hui dans le giron de Net+): pionniers sur leur marché avec de la fibre, et en position de force.

– La fibre semble peu déployée en Suisse par rapport à d’autres pays. Est-ce inquiétant?

Si les conditions de la concurrence étaient en place, cela ne serait pas un problème. Mais avec une concurrence et un régulateur faible, Swisscom fait évoluer le marché à sa guise et en fonction de ses intérêts. Swisscom a lancé énormément de partenariats avec les villes, ce qui a permis de garder le contrôle sur les déploiements, et de pouvoir aviser. Si la concurrence était forte, ils accéléreraient. Ça n’est pas le cas, alors ils laissent venir, et continuent de miser sur le cuivre. D’ailleurs, certains partenariats ont été démantelés dans le même temps. Leur concurrent principal se nomme UPC aujourd’hui, et pas les opérateurs alternatifs sur la fibre…

– Sunrise et autres ont-ils encore envie d’investir dans les infrastructures? Ces sociétés ne sont-elles par tournées plutôt vers les bénéfices immédiats?

Je ne sais pas si ce sont les bénéfices immédiats qui sont le seul juge de paix. En tout cas, le ticket d’entrée est trop élevé, surtout sur un marché saturé et dont les prix baissent. Une société comme Sunrise peut se voir comme un fournisseur de services et de contenus, peu importe par quel moyen elle transporte ces services et contenus. Sur le cuivre, la TV de Sunrise tourne exclusivement sur l’offre Wholesale de Swisscom. C’est un signe fort: cela suffit à atteindre la rentabilité, sans investir dans son propre réseau.

– Finalement, seul Swisscom s’est intéressé à la concession de service universel. N’est-ce pas la preuve que la libéralisation n’est intéressante que là où elle permet des gains faciles à court terme?

Il n’y avait pas beaucoup de surprise à attendre. En tant qu’opérateur historique, Swisscom est là pour longtemps, et a une longue expérience du service universel. Les candidats alternatifs sont aux mains d’actionnaires étrangers: difficile de leur confier ce service. Ensuite, la rentabilité du service universel amène probablement un argument supplémentaire qui fera reculer un opérateur alternatif.

– Politiquement, quelle devrait être aujourd’hui la priorité?

Une régulation forte de la fibre et un dégroupage de celle-ci permettraient probablement d’augmenter la concurrence. Avec deux bémols: quels seraient alors les niveaux d’investissement dans le réseau? Et quel opérateur pourrait encore se lancer dans la bataille du triple-play? Sur ce dernier point, je serais curieux de voir ce que ferait un Salt sur le fixe dans un contexte de fibre dégroupée.

Propos recueillis par courriel

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